Maya Angelou - Je sais pourquoi chante Guillaume Fédou en cage

"Les gens, ils habitaient de mon côté de la ville. Je ne les aimais pas tous, et en fait je n'en aimais aucun vraiment beaucoup, mais c'étaient des gens. Les autres, ces bizarres et livides créatures qui vivaient leur non-existence dans une sorte d'ailleurs, ce n'étaient pas des gens. C'étaient des Blancs".

Stamps, Arkansas, dans les années 60. Les Noirs n'ont pas le droit d'acheter de la glace à la vanille, sauf le 4 juillet pour la Fête Nationale. C'est chocolat toute l'année pour eux. Être une petite fille Noire dans ce Sud américain-là, abandonnée chez sa grand-mère qui reçoit beaucoup de jeunes Blancs bruyants et odorants dans son épicerie de luxe, trop bien pour une Noire de l'époque, c'est forcément voir la vie en "ébène et ivoire", car ces "jeunes" ne supportent pas qu'un "cinglé de nègre" cause le moindre tort à une blanche et se font justice eux-mêmes.

"Les jeunes ? Ces faces de béton et ces yeux de haine qui vous brûlaient vos vêtements sur la peau s'il leur arrivait de vous voir traîner dans la grand-rue le samedi. Des jeunes ? Il semblait que la jeunesse ne les eût jamais rencontrés. Des jeunes ? Non, des hommes couvert de l'ancienne poussière des tombes, sans beauté ni savoir. La laideur et la pourriture de vieilles abominations". Bienvenue dans le monde de Maya Angelou, qui fut l'une des premières sinon la première à parler du sort des femmes noires en étant une femme noire. Avant Toni Morrison.

Sorti en 1969, "Je sais pourquoi chante l'oiseau en cage" est un chef d'œuvre résumant parfaitement une époque, qui commence par Rosa Parks ne pouvant monter dans un bus en 1955 à Montgomery et déclenchant la révolte des droits civiques quasiment à elle seule et se termine à San Francisco lorsque Maya Angelou, pas encore mondialement reconnue comme écrivain, devient le première femme noire contrôleuse des tramways dans la Bay Area où elle vit avec son père et son frère.

Avant d'accéder à cette gloire mécanique, elle a tout subi, tout affronté, elle a été ballotée chez sa mère à Saint-Louis, où elle sera violée par son beau-père à l'âge de 9 ans, avant de retourner à Stamps pour écouter des sermons baptistes à longueur de gospels pontifiants et subir le racisme des hommes dont le visage est recouvert de la poussière des tombes, auxquelles n'ont pas droit les Noirs jetés dans la fosse commune... Elle est heureusement aimée par son frère Bailey qui vieillit trop vite, mais sa beauté "pas évidente" la pousse à réfugier dans la lecture, avant l'écriture, Noir sur Blanc évidemment, même si la race des mots est une pure invention.

"Au cours de ces années à Stamps, je rencontrai William Shakespeare et tombai amoureuse de lui. Il fut mon premier amour blanc. Malgré mon attirance pour Kilpling, Poe (...) Je vouais ma jeune et loyale passion à des auteurs noirs tels que Paul Laurence Dunbar, Langston Hughes (...) Mais c'était Shakespeare qui disait : "Quand la Fortune et le regard des hommes vous tiennent en disgrâce..." et cet état la m'était très familier. Je me consolais que Shakespeare fut blanc en me disant qu'après tout il était mort depuis si longtemps que ça n'avait plus d'importance pour personne."

Avec ce style proche du "réalisme magique" d'un Garcia Marquez, ou du Beloved de Toni Morrison justement, souvent glaçant par son effet de réel mais toujours éblouissant par son innocence et sa musicalité, Maya Angelou n'a pas atterri pour rien dans la liste des auteurs de best-sellers racontant leur vie avec tellement de détails et de contexte que l'on est plus proche du documentaire que de l'autofiction. En France où il est de bon ton de faire semblant de s'intéresser à "d'autres vies que la sienne", ça fait du bien de lire des auteurs qui n'ont d'autre matière première que leur vie à eux justement. Surtout quand ces vies bien racontées mettent en évidence une époque où tout est prétexte à "raciser", "genrer" ou essentialiser sous n'importe quelle forme nos moindres faits et gestes.

"Ma race gémit. C'était notre peuple qui tombait. C'était un autre lynchage, un Noir de plus pendu à un arbre. Encore une femme piégée et volée. Un autre adolescent fouetté et mutilé. Des chiens lancés aux trousses d'un homme fuyant à travers la boue gluante des marécages. La gifle d'une Blanche à sa servante pour la punir de son étourderie (...) Si Joe perdait, nous retournions en esclavage, à tout jamais". Les zemmouriens qui croient à un racisme "anti-Blancs" feraient mieux de mesurer à quel point la survie de ces Noirs du Sud américain dépendait de la victoire par KO de Joe Louis sur un ring de boxe. Tout le village est massé autour de la radio. Si le Noir tombe ils tombent tous. Leur envie de pulvériser le Blanc est une attitude défensive.

Quand Jacques Goba, fondatuer de la marque United Souls m'a proposé d'écrire sur ce premier livre de Maya (1931-2014) dont l'œuvre foisonnante qui suit ne demande plus qu'à être dévorée, j'ai d'abord pensé au nouveau tee-shirt United Souls que j'allais pouvoir porter (après ceux de Nina Simone, Fela Kuti et Lumumba que j'ai déjà). C'est vrai qu'il est pas mal. Mais je ne pensais pas tomber sur une écriture aussi limpide et inspirante, avec des phrases extraordinaires comme cette vision de cerfs-volants dans les jupes de sa mère ou ce dimanche qui va et vient dans sa mémoire "comme une mauvaise liaison téléphonique par-dessus les océans"

Guillaume Fédou 

Auteur-compositeur-interprète, journaliste et écrivain français

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